T. Derbent: Lénine et la guerre (1)

Introduction : Lénine et Clausewitz

Lorsque trois mois avant la Révolution d’Octobre, à la suite de manifestations insurrectionnelles à Pétrograd, le Gouvernement Provisoire de Kerenski lança un mandat d’arrêt contre Lénine, celui-ci quitta la capitale et franchit clandestinement la frontière finlandaise en n’emportant qu’un maigre bagage et deux livres : La guerre civile en France de Karl Marx et Vom Kriege de Clausewitz. L’influence de Clausewitz sur le marxisme-léninisme commence avec la lecture d’Engels, s’approfondit avec celle de Mehring, et devient déterminante à travers celle qu’en fit Lénine.
Tout semble séparer le militaire prussien, patriote et monarchiste, du révolutionnaire professionnel russe. Mais une profonde affinité de pensée les unit : une pensée dialectique, méthodique, caustique, créative, fondée sur une solide culture philosophique. Lénine allait directement percevoir l’originalité et la richesse de la pensée de Clausewitz, alors méconnue, déformée et appauvrie par une caste militaire qui, tant en France qu’en Allemagne, allait dans la première guerre mondiale faire tomber l’art de la guerre à son plus médiocre niveau. Et si Clausewitz a été important pour Lénine, Lénine a été important pour Clausewitz en ce qu’il fut le premier homme d’État qui ait fait valoir sa pensée dans le domaine de l’action politique.
La pensée de Clausewitz constitue, dans son domaine, l’équivalent de ce que fut la pensée de Hegel dans le domaine philosophique, ou celle d’Adam Smith dans le domaine économique : une source constitutive du marxisme-léninisme. Il a fallu attendre les écrits militaires de Mao Zedong, lui-même grand lecteur de Clausewitz1, pour que soit théorisée de manière complète et cohérente une politique militaire révolutionnaire ; ni Marx, ni Engels, ni Lénine, ni Staline n’ont entrepris l’ouvrage qui aurait dépassé De la guerre, comme Le Capital a dépassé La Richesse des Nations.
La question de savoir si ce sont les écrits de Mehring qui ont amené Lénine à lire Clausewitz est encore ouverte2. Ce qui est certain, c’est que Lénine a lu les écrits dans lesquels Mehring vante la pensée de Clausewitz, avant d’en entreprendre la lecture de Vom Kriege à la bibliothèque de Berne, lors de son second exil3, entre l’automne 1914 et le printemps 1915. Il en recopia dans son cahier de note de larges extraits (en allemand) accompagnés de quelques remarques (en russe), extraits qui, détail révélateur, se font de plus en plus nombreux et de plus en plus larges au fur et à mesure qu’il avance dans sa lecture.

Première partie : La théorie des guerres
1.1. La guerre comme instrument politique

La première thèse de Clausewitz dont Lénine prend note est la formule, fameuse entre toutes, de la guerre comme « continuation de la politique par d’autres moyens ». Il la relève dans la Note de 1827 sur l’état du manuscrit4, avant de recopier intégralement le §24 du chapitre premier du livre premier5. Et quand Clausewitz aborde une nouvelle fois la question au chapitre 6 B du Livre VIII, Lénine en transcrit de très larges extraits et note dans la marge : « chapitre le plus important »6.
De quelle politique la guerre est-elle la continuation ? De la politique-objet, d’abord, (en anglais : politics), à savoir l’ensemble des facteurs historiques, sociaux, économiques, techniques, culturels, idéologiques qui constituent les conditions sociales de la guerre, qui en fait un produit socio-historique7. De la politique-sujet, ensuite, (en anglais : policy), à savoir l’action politique, la « conduite des affaires » inspirée par des motifs et guidée par une fin, et en ce sens, le concept clausewitzien de « continuation » suppose :

  1. La spécificité de la guerre, à savoir l’usage de la force armée, qui crée une situation particulière régie par des lois spécifiques ;
  2. L’inclusion de la guerre dans un tout qui est la politique. La guerre n’est qu’un des moyens de faire de la politique8 ;
  3. Une relation complexe du but dans la guerre (Ziel – la destruction de l’armée ennemie, la prise de la capitale ou d’une province) et du but de la guerre (Zweck – la nouvelle situation créée à la fin de la guerre : conquête d’une province, installation d’un nouveau régime, annexion du pays ennemi).

Si on sépare la guerre de la politique, remarque Clausewitz, elle ne serait qu’une manifestation de haine entre deux peuples. Or, les guerres ne peuvent se réduire à une simple hostilité, à une lutte à mort jetant aveuglément deux peuples l’un contre l’autre : comme le résume Lénine dans une annotation marginale : la guerre est une partie d’un tout, et ce tout est la politique. C’est en établissant ce rapport que Clausewitz fait de la guerre un objet théorique9. Toutes les guerres deviennent à cette lumière des phénomènes de même nature.

1.2. Guerre et antagonisme

Un lieu commun du discours contre-révolutionnaire, de gauche ou de droite, réduit ceux qui usent de violence à ce seul usage. On en trouve une forme savante dans l’affirmation que chez Lénine la politique est la continuation de la guerre. Ce procès a été fait à Lénine, au marxisme et à l’URSS en tant qu’État. On en trouve une vigoureuse formulation chez J. F. C. Fuller, parfois qualifié de « plus grand penseur militaire du 20e siècle », qui écrivait (en 1961 !) que

La politique soviétique, tant intérieure qu’extérieure, est analogue à celle des tribus primitives […] Pour l’homme de la tribu comme pour le révolutionnaire, « détruire ou être détruit », telle est la devise du gouvernement, et, comme dans le monde animal, il n’y a pas de distinction entre la paix et la guerre.10

Cette appréciation se décline en de nombreuses versions, dont une des plus décentes est celle de Jean-Vincent Holeindre :

La politique [de Lénine] est pensée à partir de la lutte des classes, qui a nécessairement un caractère violent, et dans l’horizon de la paix qui sera instaurée grâce à la réalisation de l’idée communiste. C’est ici que la Formule de Clausewitz se trouve renversée : aux yeux de Lénine, la violence précède et institue le politique. Dans la théorie léniniste, la violence doit être conçue et mise en œuvre par le parti d’avant-garde. La politique n’a pas vocation à domestiquer la violence, mais à l’organiser dans le moment révolutionnaire dans le but d’y mettre fin une fois pour toutes, dès que les objectifs de la révolution seront réalisés.11

Considérer que la politique a pour vocation la domestication de la violence est une vision hobbesienne, libérale, étrangère non seulement à Lénine mais à Clausewitz, Machiavel et bien d’autres, pour qui la guerre n’est pas la faillite de la politique mais une de ses manifestations.
La conception marxiste-léniniste de l’histoire est fondée sur la contradiction, qui peut prendre le caractère de l’antagonisme social – que l’on pense à l’incipit du Manifeste du parti communiste :

L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte.12

Vous autres germanophones ignorez le problème, mais en français, nous sommes depuis longtemps confrontés à une erreur récurrente de traduction qui, a contrario, révèle la relative complexité de la question. La traduction française classique traduit Kampf par « guerre » (Krieg) au lieu de le traduire par « lutte » ou par « combat ». Cette erreur fausse gravement le sens, car l’antagonisme n’est pas la belligérance, d’autant que cette lutte est « tantôt ouverte, tantôt dissimulée » – précision essentielle, qui ne signifie pas que les agents historiques dissimulent leurs intentions, mais que l’antagonisme est parfois dissimulé à leurs propres yeux.
En outre, pour le marxisme-léninisme, le champ de la politique est plus large que celui de la lutte entre classes antagonistes. Si les sociétés sont traversées de contradictions de classe déterminant les bouleversements historiques, elles sont aussi traversées d’innombrables conflits d’intérêts entre peuples, nations, classes, couches sociales particulières, factions de classe, etc. Ces conflits d’intérêts n’impliquent pas tous une logique de guerre – d’abord parce qu’ils peuvent être contrebalancés par une communauté d’intérêts supérieurs, ensuite parce que la guerre est coûteuse et son résultat est incertain : le jeu de la guerre peut sembler n’en pas valoir la chandelle. Dans la lutte entre la bourgeoisie et l’aristocratie en Angleterre, l’épisode guerrier de Cromwell fut mineur au regard de la conversion d’une large part de l’aristocratie anglaise aux délices du capitalisme. Aujourd’hui, les USA et la Chine connaissent de nombreux conflits d’intérêts commandant des actes inamicaux de divers types (espionnage, désinformation, taxation ou limitation des importations, etc.) ; mais les USA et la Chine sont fondamentalement en paix. En politique, la paix n’est pas l’exception. La paix ne suppose pas l’absence de contradictions, elle est l’état dans lequel la violence armée n’est pas retenue comme instrument de règlement des conflits d’intérêts.
Dans le cas des contradictions opposant les classes antagoniques, un certain rapport de guerre subsiste, même ténu, en période de paix. D’abord parce que les épisodes violents du passé restent présents dans les phases pacifiques (ainsi le poids mémoriel de la Commune de Paris). Ensuite parce que certaines forces politiques ayant une haute conscience de classe, sans illusion sur la collaboration de classes aux intérêts antagoniques, convaincues de l’inéluctabilité de l’affrontement, posent des actes de guerre dans des phases pacifiques comme préparation/anticipation des phases de guerre13.
La notion de période de paix entre classes antagonistes ramène à la manière dont le Manifeste parlait d’une lutte tantôt dissimulée, tantôt ouverte. Lorsque le pouvoir d’une classe est bien assuré, ses dispositifs de coercition ne s’emploient qu’exceptionnellement. Sa toute-puissance idéologique parvient sinon à empêcher toute expression des intérêts spécifiques de la classe dominée, du moins à les maintenir en-deçà de l’antagonisme. À ce stade, la plus grande partie de la classe dominée ne se perçoit pas comme telle, mais dilue ou fractionne son identité en fonction d’autres clivages (nationaux, ethniques, religieux). Dans ces périodes, faute d’ennemi déclaré et illusionnée par ses propres catégories idéologiques, la classe dominante se perçoit souvent elle-même comme simple partie d’une communauté nationale ou religieuse. Ce n’est pas une situation de guerre masquée, c’est une situation de paix entre les classes, qui perdure jusqu’à ce que les agents historiques, objectifs (guerre, crise économique) et subjectifs (action politique), transforment la classe en soi en classe pour soi.
Pour Lénine, les stratégies pacifiques sont illusions pacifistes, et seule la révolution peut trancher le nœud des contradictions sociales. La lutte des classes est appelée à se transformer en guerre des classes par le passage d’une accumulation de changements quantitatifs (plus de conscience de classe, plus d’organisation, plus de théorie et de pratique révolutionnaires) à un changement qualitatif (le passage de la lutte pacifique à la lutte armée) :

Le marxisme se tient sur le terrain de la lutte de classes, et non de la paix sociale. Dans certaines périodes de crises aiguës, économiques et politiques, la lutte de classes aboutit dans son développement à une véritable guerre civile, c’est-à-dire à une lutte armée entre deux parties de la population.14

Le prolétariat se constitue en classe pour soi par des luttes partielles, par un effort d’organisation et de conscientisation – et cela n’en fait pas encore un belligérant. La conscience d’une contradiction radicale entre les intérêts de classe n’induit pas forcément la conviction de la nécessité de la guerre. L’idée que le parlement ou l’État soient au-dessus des classes, ou du moins qu’ils puissent être utilisé pour transformer la société, induira une politique pacifique. La guerre est coûteuse et hasardeuse, elle heurte des valeurs morales anciennes : il est inévitable que les stratégies non-violentes soient privilégiées tant qu’elles paraissent pouvoir aboutir. De plus, le processus qui mène de la classe en soi à la classe pour soi, puis de la lutte de classe à la guerre de classe, n’est pas linéaire. Il connaît de brusques progrès et d’aussi brusques reculs. Voilà pourquoi Lénine critiquait l’action armée des narodniks quand la politique prolétarienne commandait selon lui une travail de conscientisation et d’organisation qui avait une dimension antagonique (grèves, etc.), mais qui ne nécessitait pas encore la violence armée.

1.3. La guerre comme objet historique

Dans le chapitre 3 B du Livre VIII, Lénine retranscrit les passages traitant des transformations de la guerre en fonction des changements historiques, particulièrement ceux induits par la Révolution française. Selon Clausewitz, ce n’est pas dans les idées nouvelles et dans les procédés nouveaux que la Révolution française introduisit dans l’art de la guerre qu’il faut rechercher les causes des prodiges que ses armées accomplirent, mais bien dans le nouvel état social et son caractère national.
Seul un pouvoir débarrassé de touts les droits spéciaux, privilèges, barrières intérieures, monopoles et particularismes qui caractérisaient l’Ancien Régime pouvait mettre sur pied une véritable mobilisation nationale et une véritable économie de guerre. Toutes les ressources de la France furent mobilisées au service de la guerre, et la puissance qui en résulta dépassait de loin celle, cumulée, des armées dynastiques qui lui étaient opposées. À la différence des armées des Princes, armées mercenaires, formées de vagabonds en rupture de bancs dressés par le drill et menés à la baguette, l’armée française était une armée nationale et citoyenne, dont le recrutement et la promotion du cadre se faisait au mérite, et non à la naissance.
Avec les armées de la Révolution (dont hérita Napoléon), la guerre avait subi d’importants changements et changea de forme, non que le gouvernement français se fût émancipé des contraintes de la politique, mais parce que la Révolution avait changé les bases mêmes de la politique, et avait éveillé des forces et révélé des moyens qui permettaient d’augmenter l’énergie de la guerre et de la diriger par d’autres voies. Les changements introduits dans l’art militaire furent la conséquence de ceux qui s’étaient produits dans la politique.
Dans le chapitre intitulé « De la grandeur du but et des efforts », Clausewitz revient sur les changements historiques dans le caractère des guerres (hordes tartares, petites républiques de l’antiquité. Rome ; vassaux du moyen-âge ; fin des 17e et 18e siècles) :

Bref, alors que le peuple avait tout été dans les expéditions des Tartares et que les citoyens possédants, si ce n’est le peuple lui-même, avaient pris une si grande part à la direction des affaires dans les anciennes républiques et au Moyen Age, au XVIIIe siècle la nation ne pouvait exercer d’influence sur la guerre qu’indirectement par les qualités ou par les défauts de son caractère. La Révolution française transforma tout cela […] [c’était] la nation elle-même qui pesait de tout son poids dans le plateau de la balance. […] C’est ainsi que depuis Bonaparte, chez les Français d’abord puis partout en Europe, la guerre devint un intérêt national et, changeant de nature ou pour mieux dire revenant à sa vraie nature, se rapprocha beaucoup de son concept absolu. Les moyens à y mettre en œuvre n’eurent plus désormais de limites déterminées et ne dépendirent plus que de l’énergie et de l’enthousiasme des gouvernements et des peuples. […] Délivrée de toute entrave de convention par la participation du peuple à ce grand intérêt des États, la guerre revêtit enfin sa forme naturelle et se montra dans toute sa force, phénomène qu’il convient d’attribuer en partie aux changements intérieurs que la Révolution française introduisit dans les nations et en partie aux dangers dont le peuple français menaçait les autres peuples. […] Quant à savoir si les guerres de l’avenir, mettant ainsi en jeu les plus grands intérêts des nations, seront toutes dorénavant conduites avec la puissance entière des États ou si peu à peu les gouvernements et les peuples ne sépareront pas de nouveau leurs intérêts, nous n’avons pas la prétention de trancher cette question : […] [Notre but] : montrer que, soumise à chaque époque à des conditions différentes, la guerre a pris chaque fois une forme et un caractère particuliers et que, par conséquent, à chaque époque correspond une théorie de guerre spécifique, quels que soient d’ailleurs les principes philosophiques sur lesquels on ait partout, tôt ou tard, cherché à la faire reposer. On ne peut donc juger les événements militaires d’une époque et apprécier la valeur de ses généraux qu’en ayant chaque fois égard aux principaux rapports et au caractère de cette époque.15

Lénine recopie ce passage, le qualifie d’important et résume : « À chaque époque – ses guerres ». Il en sera ainsi des guerres révolutionnaires.

1.4. La montée aux extrêmes et la trinité clausewitzienne

Lénine marque également son intérêt pour l’analyse de la cause politique de l’ascension aux extrêmes ou de la désescalade, puisque des motifs et des tensions faibles éloignent la guerre de son modèle « idéal », « abstrait », la guerre absolue, le déchaînement sans limite des violence visant à réduire l’ennemi à merci.
Lorsqu’il envisage les différences de nature des guerres, Clausewitz développe une réflexion remarquablement dialectique que Lénine recopiera soigneusement :

Plus les motifs qui portent à la guerre ont d’ampleur et de puissance, plus la situation politique qui la précède est tendue, plus l’existence des peuples qui y prennent part s’y trouve engagée, et plus la guerre elle-même se rapproche de sa forme abstraite, vise au renversement de l’adversaire, et semble se soustraire à l’autorité de la politique pour ne suivre que ses propres lois. Mais, par contre, plus les motifs qui président à la guerre et les tensions qui la précèdent sont faibles, et plus le but politique s’écarte du déchaînement de violence inhérent à la guerre, de sorte que, obligée de dévier elle-même de la direction qui lui est naturelle pour se conformer à celle qu’on lui impose, celle-ci perd de plus en plus son caractère propre et en arrive enfin à ne sembler être exclusivement qu’un instrument de la politique.16

Ainsi, même lorsque les apparences présentent l’image d’une guerre absurde et aveugle, puisant en elle-même les raisons de sa montée aux extrêmes, jetant les uns contre les autres des peuples déchaînés, la politique reste le déterminant de la guerre – elle est même plus déterminante que jamais. C’est lorsque la guerre se laisse modérer par le pouvoir politique qu’elle trahit la faiblesse de ses enjeux et déterminants politiques. Et Lénine de synthétiser :

L’apparence n’est pas encore réalité. La guerre paraît d’autant plus « guerrière » qu’elle est plus profondément politique ; d’autant plus « politique » qu’elle paraît moins profondément politique.17

Lénine avait pu juger, lors de l’écrasement de la révolution de 1905 et de la répression qui s’ensuivit, la valeur des leçons de Marx sur la Commune de Paris. Ces leçons, exposées dans La guerre civile en France, se résument ainsi : centralisation, initiative et usage de la force. Pourtant, ce n’est que progressivement, à la mesure de la montée des périls, que les bolcheviks se sont donné les moyens de la guerre civile : la mise en place de la Tchéka est improvisée et elle ne joue un vrai rôle qu’après l’assassinat du dirigeant bolchevik Volodarski. La peine de mort elle-même, mesure terroriste par excellence, n’est établie qu’au printemps 1918. Mais malgré ces hésitations et improvisations, les bolcheviks ont pu assumer « l’ascension aux extrêmes » de la violence, et ainsi sauver la révolution des dangers qui la terrassèrent en Finlande, en Pologne, en Hongrie et en Allemagne.
Selon Clausewitz (et Lénine recopie également ce passage), les guerres sont aussi différentes que les motifs qui les font entreprendre et les rapports politiques qui les précèdent. La guerre est un véritable caméléon non seulement en raison de ces différences, mais aussi par les combinaisons des facteurs, tendances et phénomènes qui lui sont propres, et que Clausewitz présente sous forme d’une une trinité : le sentiment de haine et d’hostilité (qui anime le peuple), le jeu des probabilités (que doit démêler le général en chef) et les objectifs rationnels (dont est juge le gouvernement).

1.5. Lénine et quelques autres aspects de la pensée clausewitzienne

Lisant et annotant Clausewtiz, Lénine s’attarde aussi sur le rôle de la population dans la guerre18, sur celui de l’état-major19, sur la critique de la doctrine des positions-clés (la position clé du territoire ennemi, dit Clausewitz, c’est son armée – et Lénine de noter dans la marge : « spirituel et intelligent ! »), la conduite et le caractère d’une armée régulière, sur le concept de « bataille décisive », les avantages de la défensive, l’étroitesse de vue des états-major, etc.
Il s’attarde sur la question du courage (celui du combattant face aux dangers physiques et celui du chef de guerre face aux responsabilités) et sur les digressions de Clausewitz relatives à la légitimité de l’activité théorique, à la dialectique entre le particulier et le général qui doit la caractériser.
Les notes de Lénine sur Clausewitz révèlent un intérêt particulier sur les thèses relatives à la « vertu guerrière », ces qualités qui sont propres à une armée régulière trempée par la victoire et par la défaite. En fait, Clausewitz théorise la « vertu militaire » des troupes réglées pour la distinguer des qualités guerrières du peuple en arme, pour examiner leurs mérites respectifs, les situations dans lesquelles l’une et l’autre trouvent à le mieux s’employer, etc.
Dans la mesure où l’on n’a jamais le libre choix des modalités de l’affrontement, certaines conditions exigent que les forces de la révolution se donnent les moyens propres à la « vertu guerrière », car les qualités propres du peuple en arme (enthousiasme, combativité, créativité) ne peuvent répondre à tous les problèmes. C’est Lénine qui le premier, dans la pensée militaire prolétarienne, a compris que l’armement des masses pourrait être, dans certaines conditions, insuffisant et que la révolution pourrait devoir se doter d’une armée permanente. C’était aller à l’encontre de beaucoup de préjugés issus de la tradition antimilitariste du mouvement ouvrier, et c’était anticiper les difficultés d’un pouvoir populaire confronté à une guerre classique (Russie 1918-21, Espagne 1936, etc.).

2e partie : Guerre impérialiste, guerre de libération
2.1. Le caractère de classe de la guerre

Clausewitz, évoquant le nouveau caractère de la guerre apporté par la France révolutionnaire, écrit que « tous les citoyens prenant ainsi part à la guerre [c’était] la nation elle-même qui pesait de tout son poids dans le plateau de la balance »20. Selon Lénine, qui introduit ici l’analyse de classe, il s’agit en fait de la guerre « de la bourgeoisie française et peut-être de toute la bourgeoisie » – même si les guerres de la Révolution et de l’Empire pouvaient avoir un certain caractère national dans la mesure où elles exprimaient aussi la lutte des masses populaires contre l’absolutisme, l’oppression nationale et la féodalité.
Dans ce même chapitre, Clausewitz expose que si

tout le monde sait que la guerre est l’une des conséquences des relations politiques entre les gouvernements et les peuples, on s’imagine généralement que ces relations cessent par le fait même de la guerre et qu’il s’établit aussitôt un état de choses différent régi par des lois particulières.21

Loin de cesser avec la guerre, la politique s’y poursuit et la détermine. C’est sur cette base que Lénine pourra attaquer les Kautsky et autres Plekhanov qui dénonçaient les visées impérialistes de leur gouvernement en temps de paix, mais qui participaient à l’Union sacrée en temps de guerre. Dès mai-juin 1915, dans sa brochure dirigée contre les têtes de file du social-chauvinisme, Lénine utilise sa toute récente lecture de Clausewitz :

sous prétexte de tenir compte de la situation concrète, il importe, selon lui [Plekhanov], de découvrir avant tout l’instigateur et d’en faire justice en renvoyant tous les autres problèmes jusqu’au jour où la situation aura changé. […] Plekhanov cueille une citation dans la presse social-démocrate allemande ; les Allemands, eux-mêmes, dit-il, reconnaissaient avant la guerre que l’Autriche et l’Allemagne étaient les instigateurs – et pour lui la discussion est close. Plekhanov passe sous silence le fait que les socialistes russes ont maintes fois dénoncé les plans de conquête du tsarisme au sujet de la Galicie, de l’Arménie, etc. On ne voit pas chez lui la moindre tentative d’aborder l’histoire économique et diplomatique ne serait-ce que des trente dernières années ; or, cette histoire montre de façon irréfutable que c’est précisément la mainmise sur les colonies, le pillage des terres d’autrui, l’évincement et la ruine d’un concurrent plus heureux qui ont été le pivot central de la politique des deux groupes de puissances actuellement en guerre. Appliquée aux guerres, la thèse fondamentale de la dialectique, que Plekhanov déforme avec tant d’impudence pour complaire à la bourgeoisie, c’est que « la guerre est un simple prolongement de la politique par d’autres moyens » (plus précisément, par la violence). Telle est la formule de Clausewitz22, l’un des plus grands historiens militaires, dont les idées furent fécondées par Hegel. Et tel a toujours été le point de vue de Marx et d’Engels, qui considéraient toute guerre comme le prolongement de la politique des puissances – et des diverses classes à l’intérieur de ces dernières – qui s’y trouvaient intéressées à un moment donné. Le chauvinisme grossier de Plekhanov s’en tient exactement à la même position théorique que le chauvinisme plus subtil, conciliant et doucereux de Kautsky, lorsque ce dernier sanctifie le passage des socialistes de tous les pays aux côtés de « leurs » capitalistes par ce raisonnement : « Tous ont le droit de défendre leur patrie ; l’internationalisme véritable consiste à reconnaître ce droit aux socialistes de toutes les nations, y compris les nations en guerre avec la mienne… » […] L’internationalisme véritable, voyez-vous, consiste à justifier le fait que les ouvriers français tirent sur les ouvriers allemands et ces derniers sur les ouvriers français, au nom de la « défense de la patrie » ! Mais si on examine de près les prémisses théoriques des raisonnements de Kautsky, on retrouve cette même conception qui a été raillée par Clausewitz il y a près de quatre-vingt ans : avec le déclenchement de la guerre cessent les rapports politiques formés historiquement entre les peuples et les classes, et il se crée une situation absolument différente ! « Simplement » il y a des agresseurs et des agressés, on repousse « simplement » les « ennemis de la patrie » ! L’oppression exercée sur bien des nations, qui constituent plus de la moitié de la population du globe, par les peuples des grandes puissances impérialistes, la concurrence entre les bourgeoisies de ces pays pour le partage du butin, les efforts déployés par le capital pour diviser et écraser le mouvement ouvrier, tout cela a disparu d’emblée du champ visuel de Plekhanov et de Kautsky, bien qu’ils aient eux-mêmes, avant la guerre, décrit durant des dizaines d’années précisément cette « politique ».23

Il y avait en effet eu des débats dans la IIe Internationale pour savoir si la multiplication des guerres (guerre des Boers, guerre hispano-américaine, guerre russo-japonaise) était un concours de circonstances ou l’expression d’une tendance historique. L’analyse de la guerre mondiale comme « impérialiste » par Lénine accompagnait ses travaux sur l’impérialisme24. Le qualificatif ne dénonce pas simplement les visées annexionnistes des belligérants : il exprime le contenu historique d’une guerre survenant lorsque le mode de production capitaliste s’est étendu au monde entier, qu’il n’existe plus de territoire « vierges » à coloniser, et que l’expansion d’une puissance ne peut plus se faire qu’aux dépens d’une autre.
La prise en compte par Lénine du caractère de classe élargit l’horizon de la théorie de Clausewitz. Lénine part du point de vue qu’une politique (et la guerre qu’elle détermine) sert les intérêts d’une classe et dessert les intérêts d’une autre. Cette vision s’opposait à celle des bonzes de la IIe Internationale, prompts à faire prévaloir le caractère « national » de la guerre. Si la guerre semble revêtir un caractère national parce qu’une partie des masses s’enthousiasme pour elle, le véritable caractère de la guerre est à chercher dans sa cause politique, et dans ce cas dans les visées impérialistes des puissances belligérantes. Les politiques impérialistes sont la cause de la guerre, elles lui donnent sa signification, elles en déterminent la nature mais aussi les potentialités révolutionnaires. Comme le relève Lukács :

La guerre n’est, d’après la définition de Clausewitz, que la continuation de la politique, mais elle l’est effectivement à tous égards. C’est-à-dire que la guerre signifie non seulement pour la politique extérieure d’un État que la ligne suivie jusque-là par le pays en temps de « paix » est menée à son ultime conséquence, mais que la guerre exacerbe au plus haut point dans la différenciation des classes d’un pays (ou du monde entier), les tendances qui, déjà en temps de « paix », se sont manifestées activement au sein de la société.25

La question de l’engouement populaire pour la guerre, celle du « fauteur de guerre » (à savoir laquelle des puissances a « provoqué » la guerre inter-impérialiste), ou celle des motifs invoqués par les puissances (combat pour la liberté, pour la civilisation, etc.), occultent plutôt qu’éclairent le caractère réel de la guerre.

2.2. Le sujet politique de la guerre

Pour Clausewitz, le sujet politique, c’est l’État, et la guerre, la guerre entre les nations. Il conçoit les intérêts particuliers, individuels ou collectifs, mais pour lui la politique

n’est rien par elle-même, mais simplement l’administrateur de ces intérêts [les intérêts rationnels de l’État et des citoyens] face à l’étranger. Nous n’avons pas à considérer si, suivant une fausse direction, elle sert de préférence les ambitions, les intérêts privés et la vanité des gouvernants, car, en aucun cas, l’art militaire ne peut être appelé à lui faire la leçon et nous ne devons la regarder ici que comme le représentant des intérêts de toute la société.26

Bref, d’une manière ou d’une autre, l’État « représente » la nation qu’il gouverne. Il peut mener cette nation à la guerre, il est donc l’acteur politique par excellence. Dans son inventaire des conflits qui se sont succédé de l’Antiquité à l’Empire napoléonien, Clausewitz n’énumère ni la Guerre des paysans en Allemagne, ni les guerres de religion en France ou en Angleterre, ni aucune guerre civile. Il y a dans Vom Kriege un embarras visible quant à ces phénomènes.
Selon Lénine, il y a dans ce passage (qu’il a soigneusement recopié) une « approche du marxisme ». Pour le marxisme, la politique est l’ensemble complexe des manifestations des intérêts des classes : c’est l’action plus ou moins cohérente et organisée des classes (et des fractions de classe) pour la réalisation de leurs intérêts, et à un stade supérieur, l’action des instances qu’elles se donnent (parti, État, soviet, syndicat, armée, etc.). Lénine lui-même se place au point de vue d’une force politico-militaire non-étatique : le mouvement ouvrier russe organisé par les bolcheviks. À partir de cette conception nouvelle du sujet politique, plus large et plus profonde, Lénine adopte point par point l’analyse clausewitzienne : La guerre (comme la négociation) a la logique de la politique, mais elle a sa propre « grammaire » (tout comme la diplomatie a la sienne). L’analyse de la guerre met en évidence des lois spécifiques, et parmi elles sa tendance aux extrêmes, (et le fait que cette tendance soit tempérées par l’enjeu politique), ou sa nature trinitaire (rationalité politique, art de la guerre, et sentiment d’hostilité).
L’opportunité d’appliquer les thèses de Clausewitz aux acteurs non-étatiques reste discutée. Selon Martin Van Creveld, l’essayiste militaire israélien qui a rédigé un ouvrage de référence sur la substitution des guerres asymétriques aux guerres classiques,

l’affirmation selon laquelle la guerre est une continuation de la politique signifie, stricto sensu, qu’elle représente un outil entre les mains de l’État dans la mesure où celui-ci emploie la violence à des fins politiques : elle ne revient nullement à soutenir que la guerre est au service de n’importe quel type d’intérêt dans n’importe quel genre de communauté ; ou bien, si tel est le cas, elle n’est plus qu’un cliché vide de sens.27

Pour Van Creveld, non seulement ce type de guerre apparaît très tard dans l’histoire, mais il est en passe de disparaître, et les leçons de Clausewitz avec elle.
Un courant de la pensée militaire étasunienne a réagi à cette prétendue « découverte » de l’asymétrie. Pour ce courant, l’essentiel de la stratégie consiste précisément à exploiter ses avantages et les faiblesses de l’adversaire28, ce qui amène Conrad Crane à distinguer deux manières de faire la guerre : « l’asymétrique et la stupide »29. Si l’on considère que la guerre asymétrique serait spécifique non pas comme guerre du faible au fort (ce qui est simplement la guerre dissymétrique), mais par la stratégie (cibler la population et l’administration civile plutôt que les forces armées, et/ou considérer la population comme le milieu et l’enjeu de la guerre), on constatera qu’ici non plus, il n’y a rien de bien neuf sous le soleil.
D’autant que les acteurs non-étatiques des guerres dites « asymétriques », (guérilla maoïste aux Philippines, PKK au Kurdistan, Hezbollah au Liban, etc.) ont une rationalité politique égale et parfois même supérieure à celle des États qu’ils combattent. Les guerres inter-étatiques, les guerres révolutionnaires, les guerres de libération nationale relèvent de la même rationalité politique. Van Creveld s’égare en réservant à l’État la rationalité politique capable d’utiliser la guerre comme outil30. Il est des groupes armés à la rationalité extra-politique (mafias, sectes religieuses, bandes racistes, gangs de rue), mais ils ne se positionnent qu’exceptionnellement comme belligérants, ce que l’importance du phénomène jihadiste peut occulter31.

2.3. Guerre juste, guerre injuste

De la formule de Clausewitz liant la guerre à la politique, on n’avait retenu que le primat de l’autorité du politique sur le militaire. En y ajoutant l’examen de la nature politique d’une guerre, en dernière analyse son caractère de classe, Lénine peut en dégager le caractère historique et moral, et ainsi discerner les guerres justes et les guerres injustes :

Reconnaître la défense de la patrie, c’est reconnaître qu’une guerre est juste et légitime. Juste et légitime à quel point de vue ? Uniquement du point de vue du prolétariat socialiste et de sa lutte pour l’émancipation ; nous n’admettons pas d’autre point de vue. Si c’est la classe des exploiteurs qui fait la guerre pour renforcer sa domination de classe, il s’agit d’une guerre criminelle et la « défense de la patrie » dans cette guerre est une infamie et une trahison envers le socialisme. Si c’est le prolétariat qui, après avoir triomphé de la bourgeoisie dans son propre pays, fait la guerre pour consolider et développer le socialisme, il s’agit d’une guerre légitime et « sacrée ».32

C’est un enrichissement notable de la thématique de Clausewitz car ce dernier, excepté les avantages moraux qu’il attribue à la nation agressée, ne met en avant que des facteurs moraux étrangers au caractère de la guerre, donc susceptibles de profiter aux deux belligérants (ainsi la « vertu militaire » des troupes). L’impact militaire de la distinction marxiste-léniniste réside dans l’adhésion fondamentale des masses populaires à la guerre juste, et donc un plus haut degré de mobilisation, d’endurance et de combativité.
C’est Mehring qui avait ouvert la voie en rejetant le concept de « guerre défensive » au profit du concept de « guerre juste ». Le concept de « guerre défensive », en effet, peut masquer le caractère impérialiste d’une guerre. C’est au nom de la légitime défense qu’en 1914 l’Allemagne a mobilisé contre la Russie et la France contre l’Allemagne : c’est sur cette base que les social-chauvins allemands et français ont rallié leur bourgeoisie. Tout autre est le concept de guerre juste, guerres révolutionnaires et guerres de libération nationale, qui voient les peuples lutter pour leurs véritables intérêts.

Ce n’est pas le caractère défensif ou offensif de la guerre, mais les intérêts de la lutte de classe du prolétariat ou, mieux encore, les intérêts du mouvement international du prolétariat qui constituent le seul critère possible à partir duquel on peut examiner et décider quelle doit être l’attitude des social-démocrates à l’égard de tel ou tel événement affectant les relations internationales.33

Cette réflexion de Lénine date de 1908, mais la problématique ressurgira avec force en 1914, lorsque les dirigeants de la IIe Internationale s’aligneront sur leur bourgeoisie en affirmant que la puissance ennemie avait déclaré la guerre.

2.4. Guerre de libération nationale

Lénine est sur ce point un véritable « épurateur » du marxisme. On venait de loin ! En 1848, les questions politique, sociale et nationale étaient entremêlées aux yeux de tous les acteurs : les bourgeois libéraux et l’avant-garde prolétarienne tenaient pour la « libération nationale » (qui prenait ici la forme de l’unité allemande – en opposition à la poussière de principautés réactionnaires), la réaction confondait et combattait comme un même ennemi les partisans de l’unité allemande et ceux de la démocratie.
Ainsi s’explique l’enthousiasme du parti démocratique lors de la guerre des Duchés (qui allait se solder par l’annexion à la Prusse du Schleswig et du Holstein) et, surtout, l’hostilité de Marx et d’Engels à la cause nationale tchèque34. La position de Marx et d’Engels était alors empreinte d’une position « grande-allemande », même si le critère de l’intérêt supérieur de la cause révolutionnaire la déterminait puisque la principale raison de cette hostilité était que les courants nationalistes slaves (et particulièrement le panslavisme) favorisaient la politique de l’Empire russe. Principale force réactionnaire de l’époque, l’Empire russe était intervenu militairement non seulement dans ses frontières (en Pologne) mais aussi en dehors (en Hongrie) contre toute remise en question de l’ordre établi en 1815, au Congrès de Vienne, par la Sainte-Alliance.
Marx et Engels allaient épurer leurs positions, mais c’est Lénine qui, tout en justifiant/contextualisant les positions de Marx et d’Engels sur les Slaves du sud, dégagera la question nationale de sa gangue pré-marxiste.
Raymond Aron croit débusquer une contradiction chez Lénine :

Pour définir la nature de la guerre, Lénine écarte avec indifférence les passions nationales et s’en tient à l’analyse marxiste de la société des États. En revanche, pour définir l’annexion, il se réfère à la volonté du peuple. Il condamne l’enthousiasme patriotique de 1914, il approuve à l’avance la volonté de séparation de la Finlande, de la Pologne ou même de l’Ukraine.35

En somme, Lénine jugerait pertinent le sentiment national des masses lorsqu’il s’agit d’obtenir l’indépendance de la Pologne, et négligeable (produit de la propagande bourgeoise) lorsqu’il s’agit de « libérer » l’Alsace-Lorraine.
Le « Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes » est un texte remarquable parce qu’il définit la position léniniste contre la droite chauvine, mais aussi contre la gauche marxiste zimmerwaldienne36 qui affirmait « que le socialisme abolira toute oppression nationale étant donné qu’il abolit les intérêts de classe qui conduisent à cette oppression ».

Que vient faire ici [objecte Lénine] ce raisonnement sur les conditions économiques, connues de longue date et incontestables, de l’abolition du joug national, alors que la discussion porte sur l’une des formes du joug politique, à savoir le maintien par la violence d’une nation dans les frontières d’État d’une autre nation ? C’est là, tout simplement, une tentative d’éluder les problèmes politiques !37
En régime capitaliste, il est impossible de briser le joug national (et le joug politique, en général). Pour cela, il est nécessaire de supprimer les classes, c’est-à-dire d’instaurer le socialisme. Mais, tout en reposant sur l’économie, le socialisme ne se réduit nullement à ce seul facteur. La suppression du joug national exige un fondement, la production socialiste, mais sur ce fondement il est encore indispensable d’édifier une organisation démocratique de l’État, une armée démocratique, etc. En transformant le capitalisme en socialisme, le prolétariat rend possible l’abolition complète de l’oppression nationale ; mais cette possibilité se transformera en réalité « seulement » – « seulement » ! – avec l’instauration intégrale de la démocratie dans tous les domaines, jusque et y compris la délimitation des frontières de l’État selon les « sympathies » de la population, jusque et y compris la pleine liberté de séparation. À partir de là se réalisera à son tour pratiquement la suppression absolue des moindres frictions nationales, des moindres méfiances nationales, et s’opéreront le rapprochement accéléré et la fusion des nations, qui aboutiront à l’extinction de l’État. Telle est la théorie du marxisme.38

Qu’en est-il du caractère de classe des luttes de libération nationale ? Lénine est clair : il faut soutenir le droit à l’autodétermination (jusqu’à l’insurrection armée) des minorités nationales et des nations opprimées même si elles n’ont pas un caractère progressistes, sauf quand elles se font l’instrument de la réaction internationale. Par exemple (l’article est écrit en 1916), les marxistes devraient soutenir une éventuelle insurrection des Belges contre les Allemands, des Arméniens contre les Russes, des Galiciens contre les Autrichiens, même si ces mouvements sont dirigés par la bourgeoisie nationale. Les marxistes ne peuvent se faire les complices, mêmes passifs, d’une violation des droits des peuples à l’autodétermination. Seule exception :

que ce ne soit pas une insurrection de la classe réactionnaire39[:]
Les différentes revendications de la démocratie, y compris le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, ne sont pas un absolu, mais une parcelle de l’ensemble du mouvement démocratique (aujourd’hui : socialiste) mondial. Il est possible que, dans certains cas concrets, la parcelle soit en contradiction avec le tout ; elle est alors à rejeter. Il peut arriver que le mouvement républicain d’un pays ne soit que l’instrument d’intrigues cléricales, financières ou monarchiques d’autres pays ; nous avons alors le devoir de ne pas soutenir ce mouvement concret donné, mais il serait ridicule, sous ce prétexte, de rayer du programme de la social-démocratie internationale le mot d’ordre de république.40

  1. Cf. Zhang Yuan-Lin, Mao Zedong und Carl von Clausewitz: Theorien des Krieges, Beziehung, Darstellung und Vergleich.
  2. Schössler annonce cette influence comme probable dès les articles de Mehring de 1904 sur la guerre russo-japonaise. Dietmar Schössler, Clausewitz – Engels – Mahan: Grundriss einer Ideengeschichte militärischen Denkens, pages 388 et 393.
  3. Cet exil suivait la vague de répression consécutive à la défaite de la Révolution de 1905. Lénine s’était rendu en Galicie, alors autrichienne, mais l’avait dû quitter en 1914 suite à la déclaration de guerre.
  4. Op. cit. (« De la guerre »), page 21.
  5. Ibid., page 51.
  6. C’est dans ce chapitre que se trouve le fameux passage : « Tout le monde sait que la guerre est l’une des conséquences des relations politiques entre les gouvernements et les peuples, mais généralement on s’imagine que ces relations cessent par le fait même de la guerre et qu’il s’établit aussitôt un état de choses différent régi par des lois particulières. Nous affirmons, au contraire, que la guerre n’est que la continuation du commerce politique par le recours à d’autres moyens. » Ibid., page 854.
  7. « La guerre naît et reçoit sa forme des idées, des sentiments et des rapports qui prédominent dans la conjoncture du moment. » Ibid., page 820.
  8. « La guerre n’est qu’une partie du commerce politique et n’est par conséquent pas une grandeur indépendante. » Ibid., page 855.
  9. Plus tard, la guerre deviendra objet théorique par l’intercession d’autres rapports : Bouthoul et Feund baseront leur polémologie sur une certaine anthropologie.
  10. Major Général John Frederick Charles Fuller, La conduire de la guerre (1789-1961). Étude des répercussions de la révolution française, de la révolution industrielle et de la révolution russe sur la guerre et la conduite de la guerre, Payot, Paris, 1963, page 188.
  11. Jean-Vincent Holeindre, « Violence, guerre et politique – Études sur le retournement de la ‘Formule’ de Clausewitz », in Res militaris, Vol. 1, n° 3, été 2011, article disponible sur le net.
  12. Marx-Engels, Œuvres choisies, Éditions du Progrès, Moscou, 1976, tome 1, pages 111-112.
  13. Ainsi en Italie, dans le cadre d’une lutte de classe intense à la fin des années 60 et au début des années 70, les Brigades Rouges menaient la propagande armée dans l’intention d’amener les masses à la révolution armée, tandis que la P2, dans l’autre camp, suscitait des attentats-massacres pour provoquer la loi martiale.
  14. Lénine, « Sur la guerre des partisans », Œuvres complètes, Tome 11, page 222.
  15. Op. cit. (« De la guerre »), page 832-837.
  16. Ibid., pages 51-52.
  17. V. I. Lenin, « Lenin’s Notebook on Clausewitz », in Soviet Armed Forces Review Annual, ed. Donald E. Davis, trans. Walter S. G. Kohn, vol. 1 (Gulf Breeze, FL: Academic International Press, 1977), p.196.
  18. « En s’ajoutant à la masse d’un fleuve, une goutte d’eau n’en change pas le volume, mais qu’il survienne une pluie générale et le niveau du fleuve s’élève aussitôt. Il en est de même de l’influence collective qu’exercent la bonne ou la mauvaise volonté et la participation morale de la population d’un théâtre de guerre sur les événements militaires qui se déroulent sur le territoire qu’elle habite. » Op. cit. (« De la guerre »), page 500.
  19. Lénine s’attarde également sur cette réflexion de Clausewitz, figurant dans le chapitre 30 du Livre VI selon laquelle l’état-major tend à surévaluer les questions qui relèvent directement de lui (ainsi la topographie du théâtre de guerre) et que, l’histoire militaire étant écrite par l’état-major, ce sont ces aspects qui sont généralement mis en avant aux dépens d’autres non moins importants.
  20. Op. cit. (« De la guerre »), page 835.
  21. Ibid., page 854.
  22. Lénine insère ici en note tout le passage de Vom Kriege ainsi que ses références.
  23. Lénine, « La faillite de la IIe Internationale », Œuvres Complètes, Tome 21, pages 221-224.
  24. C’est en 1916 que Lénine achève L’impérialisme, stade suprême du capitalisme.
  25. Georg Lukács, Lénine, Études et Document Internationales, Paris, 1965, page 82. Ce passage est, semble-t-il, la seule occurrence de Clausewitz chez Lukács.
  26. Op. cit. (« De la guerre »), pages 856-857.
  27. Martin Van Creveld, La transformation de la guerre, Éditions du Rocher, collection L’Art de la guerre, Monaco, 2011, pages 166-167.
  28. Partie de ce que Clausewitz appelle le « principe de polarité ».
  29. Conrad Crane enseigne à l’U.S. Army War College et Lukas Milevski à la National Defense University. Cf. l’article publié par la NDU dans le n° 4 (2014) du Joint Force Quaterly. Cet article est disponible sur le net.
  30. Les considérations sur la guerre d’Algérie qu’il avance en appui de son analyse sont tellement insanes qu’elles ne peuvent que découler de ses positions sionistes dans le conflit israélo-palestinien.
  31. Les guerres du mouvement jihadiste relèvent en partie (et dans des proportions diverses) de la rationalité politique, en partie de ce que Creveld appelle « la continuité de la religion par d’autres moyens ».
  32. Lénine, « Sur l’infantilisme ‘de gauche’ et les idées petites-bourgeoises » (1918), Œuvres Complètes, Tome 27, page 346.
  33. Lénine, « Le militarisme militant » (1908), Œuvres Complètes, tome 15, page 213.
  34. Simon Petermann, Marx, Engels et les conflits nationaux, Émile Van Ballberghe, collection Documenta et opuscula, n° 5, Bruxelles, 1987.
  35. Raymon Aron, Penser la guerre, Clausewitz, Tome II : L’âge planétaire, Gallimard NRF, Bibliothèque des Sciences humaines, Paris 1976, pages 75.
  36. Publiée dans le n° 2 (avril 1916) de sa revue Vorbote.
  37. Lénine, « Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes », Œuvres Complètes, Tome 22, pages 345-346.
  38. Ibid., pages 349-350.
  39. Ibid., page 357.
  40. Ibid., page 367.